Docteure en histoire de l'art contemporain (Université Paris IV), historienne et critique d'art, Lucile Encrevé est professeure à l'Ecole Régionale des Beaux-Arts de Rouen après avoir enseigné l'histoire de l'art du XXème siècle à l'Université François-Rabelais de Tours.

Ses recherches portent sur la peinture abstraite américaine après l'expressionnisme abstrait (notamment sur Brice Marden, sujet de sa thèse de doctorat, mais aussi, aujourd'hui, sur Joan Mitchell) et sur la nature hybride de la peinture abstraite contemporaine (ses liens à la figuration et au sujet, à la photographie, au multiple).

A l'ERBA de Rouen, elle donne cours et séminaires aux 1ère, 4ème et 5ème années et est co-responsable des mémoires. Elle est membre du Laboratoire de recherche Edith (au sein duquel elle étudie les relations entre peinture abstraite et multiple de 1980 à nos jours, en Europe et aux Etats-Unis) et coordonne l'ARC "Spot&Stop" (avec le Spot au Havre). Elle a organisé à l'ERBA les expositions "Véronique Boudier" dans les Grandes Galeries (2008), "Benjamin Swaim" dans la Galerie Martainville (2008), "Best of, un choix de livres d'artistes dans la collection du FRAC Haute-Normandie" dans les Grandes Galeries (2009, avec Dominique de Beir), "Avalanche" dans la Galerie Martainville (2010) et "Black Should Bleed to Edge. Carte blanche à Philippe Decrauzat" dans les Grandes Galeries et la Galerie Martainville (2011).

Elle donne des conférences (ainsi "Joan Mitchell, Chasse interdite, 1973" au Centre Pompidou en 2010) et a notamment participé ces dernières années à l'ouvrage L'Art moderne et contemporain (Editions Larousse), à l'Encyclopaedia Universalis, aux revues Critique d'art, Les Cahiers du Musée national d'art moderne et Pratiques et aux catalogues Pierre Buraglio et Damien Cabanes, support papier (Galerie municipale de Vitry), La peinture est presque abstraite (Le Transpalette), Ils ont regardé Matisse. Une réception abstraite (Musée Matisse du Cateau-Cambrésis), Georges Koskas rétrospective (Musée des Beaux-Arts de Rouen), Correspondances – Brice Marden/Gustave Courbet (Musée d’Orsay), Aux origines de l'abstraction (Musée d'Orsay), Pierrette Bloch (Musée de Grenoble) et Un siècle d'art concret (Espace de l'art concret de Mouans-Sartoux). Elle est membre depuis 2010 de la Commission nationale d'équivalence du Ministère de la Culture et de la Communication.



Texte le plus récent : "Gilles Balmet, une mise à distance", Somewhere Here On Earth. Gilles Balmet, Lyon, Fage éditions, 2011, pp. 11-13


Gilles Balmet, une mise à distance

Lucile Encrevé

Ces notes pour Gilles Balmet,

comme une première tentative de me saisir de son travail,

rencontré il y a quelques années à la galerie Nuke (2006).


1/ Distance prise avec le réel – qui, dans les vidéos, apparaît masqué, souvent par une grille, cet outil privilégié de l'abstraction (Aïkido, 2004), ou derrière/de l'autre côté d'une vitre (d'un train, de son appartement) ; qui, dans les photographies, est saisi au travers d'objets l'oblitérant ou dans un mouvement qui l'égare (Tokyo City Lights, 2010), est rephotographié ou effacé (Belles demeures, 2005-2006) à partir d'images pauvres trouvées ; qui, dans les œuvres sur papier et sur toile, le plus souvent en noir et blanc, semble apparaître et disparaître (une illusion qui se révèle), ainsi dans le groupe des œuvres, réalisées à partir de 2004, lié au test de Rorschach (test souvent repris par des artistes, pour ce qu'abstrait il suggère de figuratif, de Warhol à David Ratcliff), ou dans celles rappelant des paysages, telle la série des Zones ignorées (2009-2010), œuvres sur papier rejouant, après les peintures Elsewhere (2002-2003), les motifs, évocateurs, de papiers marbrés. Distance, dans un va-et-vient entre abstraction et figuration, abstraction (paysages) et corps (d'hommes), comme chez Georges Tony Stoll et surtout Wolfgang Tillmans, à qui Balmet a emprunté deux mots du titre de l'exposition View from Above, qu'il a vue dans sa station du Palais de Tokyo en 2002, pour une série de papiers, From Above (2009). Cette dernière rencontre (de Tillmans, de ses œuvres, à travers expositions et livres) centrale pour son travail, témoignant du rôle essentiel qu'y tient, malgré la faiblesse numérique des photographies, le médium photographique (celui-là même censé documenter le réel), et d'abord comme modèle pour l'émergence des images (les bains dans lesquels sont passés les papiers, leur séchage sur des étendages, l'atelier nommé laboratoire, l'importance des notions d'apparition et d'empreinte)1.

2/ Distance prise avec toute expression de soi, avec tout ce qui pourrait renvoyer dans l'œuvre à des profondeurs cachées (motifs des plis, des fentes, de la grotte, obsession de l'eau – dans ses productions, ses références, sa pratique) à travers expériences et thèmes (le reflet, le double) qui pourraient rapidement convoquer le surréalisme (et la psychanalyse) et faire ressentir « un frisson de crime2 » (face à ces images révélées ou volées), dans des travaux, fonctionnant souvent en séries, soumis à un protocole : où il s'agit, sans chercher à partir d'un contenu préexistant, de laisser faire, dans son appartement (images saisies d'une fenêtre, en un seul plan séquence) et son atelier grenoblois (papiers et toiles soumis à diverses expériences), les matériaux et les outils, dans une grande simplicité (pas de magie ni d'alchimie, tout est toujours expliqué, dans les nombreux textes accompagnant les œuvres), un désir de neutralité (de banalité) et une forme d'absence (produite par des gestes répétitifs comme ceux « d'un employé de bureau qui prépare et plie des courriers dans des enveloppes ou exécute une manipulation informatique répétitive qui en devient méditative3 »), une absence qui se rejoue dans les œuvres (vides de présence humaine, ainsi au sein des fameuses Ink Mountains, de 2008-2010, ou saisissant une pause dans l'action – un temps, long, en creux, d'entre-deux ou de fin de partie). De la surface (de la légèreté) contre/avec la profondeur.

3/ Distance prise avec tout art sacralisé. Balmet revendique pour son travail, loin de l'aura d'un seul médium choisi, pauvreté et bricolage, parfois enfantin (le bac utilisé pour les papiers est une piscine gonflable rose Charlotte aux fraises4 et les billes en plastique dont l'artiste use pour Black Pearls, en 2009, des munitions de pistolet pour enfant), une position entre original et multiple (dans un dialogue, ouvert par ses matériaux, l'encre en premier lieu, ses gestes, avec toutes les techniques de reproduction et d'édition), un jeu avec décoration (quand les taches du test de Rorschach se font motifs, en 2006, sur les vitrines des boutiques italiennes Hermès) et décoratif (où l'artiste croise la route de Philip Taaffe qui a aussi regardé du côté du suminagashi, l'ancêtre japonais de la marbrure5). Loin déjà (il est né en 1979) du post-modernisme, Balmet, comme pour les médiums, ne choisit pas mais accumule ses références, ce qu'indique par exemple la liste improbable des artistes, une cinquantaine, de familles très diverses, parfois opposées, mise en lien sur son site, avec un désir lisible dans son discours de mêler sans les opposer culture high (par exemple l'œuvre de Brice Marden, chez qui justement il « aime le caractère sacré que ça prend6 » dans les photographies montrant le peintre américain au travail) et low7, des clips de Michel Gondry pour Björk et ses « emotional landscapes » (Joga, 1997) à certains jeux vidéo8 tel Kid Chameleon (1992), en passant par la musique de Prince dont il emprunte en 2011 pour son exposition, après Sometimes It Snows in April en 2009, le titre Somewhere Here on Earth.


1 L'artiste le signale souvent lui-même, comme lors de notre rencontre à Paris le 17 juin 2010 : « La magie du développement photographique est quelque chose que j'aime adapter à la peinture. »

2 Cf. David Rimanelli sur la peinture de Christopher Wool (« Exil sur East Broadway », Christopher Wool, Strasbourg, Musée d'art moderne et contemporain, 2006, p. 177).

3 G. Balmet, « Black Pearls », Gilles Balmet. Œuvres sur papier 1, Angoulême, Éditions Marguerite Waknine, 2009, np.

4 Visible dans les deux autoportraits photographiques de 2008 et 2011 qui accompagnent ses publications.

5 Intérêt pour le papier marbré partagé par plusieurs artistes abstraits contemporains, tel Damián Navarro.

6 G. Balmet, lors de notre rencontre à Paris le 17 juin 2010.

7 Position prise par de nombreux artistes abstraits aujourd'hui – je me permets de renvoyer à mon texte « Une place qui n'est pas fixe. De quelques peintres abstraits contemporains », La Peinture est presque abstraite, Bourges, Le Transpalette, 2009, p. 6-7.

8 « Certains jeux vidéo contiennent des univers entiers fascinants et je repense parfois à ces espaces parcourus virtuellement et dont les ambiances m'ont nourri. », G. Balmet, correspondance avec l'auteure, 24 janvier 2011.